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Le langage indirect et les voix du silence (P. Leconte)

Par • 4 juil, 2013 • Catégorie: Actualité, Plan Académique de Formation, Textes des conférences

Dans le cadre du stage consacré à Merleau-Ponty, qui s’est déroulé à l’université François Rabelais de Tours les 10 et 11 juin 2013, Patrick Leconte, professeur en CPGE au lycée Dumont d’Urville de Toulon, est intervenu sur un texte de Signes Le langage indirect et les voix du silence, qui pose la question : en quel sens est-il pertinent de traiter l’art comme un langage ?

Il a eu l’amabilité de nous autoriser à reproduire le texte de sa conférence. Qu’il en soit vivement remercié.

 

Tours, le 10 juin 2013

 

Le langage indirect et les voix du silence

            Les voix du silence, une esthétique de l’expression.

( lecture de Le langage indirect et les voix du silence , Signes p. 49)

 

« Nous-mêmes qui parlons ne savons pas nécessairement

ce que nous exprimons mieux que ceux qui nous écoutent » (Signes p.114)

 

 

Le texte de Signes (de 1952) introduit à une pensée que reprendront OE et VI[1], une pensée qui est à l’écoute de l’œuvre d’art pour l’entendre dire dans son silence une vérité, la venue au visible de l’invisible y demeurant invisible, la venue à la parole du silence y demeurant silence.

Nous nous appuyons donc sur ce texte pour aborder la pensée de l’art comme cette expression primordiale – ou comme métamorphose de l’expression primordiale en œuvre.

(La différence entre ces deux formules tient en ce que la pensée de l’art est à prendre à la fois au sens d’un génitif subjectif et d’un génitif objectif : la pensée qui pense l’art mais aussi l’art qui est lui-même pensée)

Le langage indirect et les voix du silence : Le titre renvoie à Malraux, au thème de l’art comme langage, articulé au thème du silence – thème des “voix silencieuses” que sont les œuvres, mais aussi thème  du silence qui parle dans ces œuvres.

(La dédicace est à Sartre – référence à Qu’est-ce que la littérature ? (1947) mais le rapport complexe à Sartre, à la littérature d’engagement sera laissé ici pour ne retenir que le dialogue avec le texte de Malraux autour de la question de l’expression)

Le début du texte annonce la préoccupation qui est celle de Merleau-Ponty en 1952  (c’est l’époque où Merleau-Ponty a sans doute renoncé à achever et publier l’ouvrage connu sous le titre La prose du monde dont le 3° chapitre intitulé le langage indirect est repris ici et largement modifié en vue d’une publication dans Les Temps Modernes) : la question du langage

Avec la PhP se posait la nécessité de dépasser une double alternative : entre réalisme et idéalisme d’une part, entre empirisme et rationalisme d’autre part. Les 2 voies que suit Merleau-Ponty dans la PhP en vue de ce dépassement sont celle de la psychologie de la forme et celle de la phénoménologie husserlienne. Il y a cependant au moins une difficulté majeure à cette articulation – et qui parcourt toute la PhP : la psychologie est science positive – sous l’horizon de l’empirisme  (de la description empirique du sujet naturel). La phénoménologie husserlienne est un idéalisme subjectif. Peut-on articuler véritablement l’empirisme méthodologique de la psychologie et la visée transcendantale de la phénoménologie ? Cette difficulté était déjà celle que rencontrait Husserl lorsqu’il tentait de dégager une psychologie phénoménologique pure de tout “psychologisme”, et c’est encore à cette même difficulté que se confronte Merleau-Ponty dans la PhP. Pour résumer cet obstacle Merleau-Ponty écrira dans VI (p 253) : « Les problèmes abordés dans la PhP sont insolubles parce que j’y pars de la distinction sujet-objet ». C’est cette distinction en effet qui gouverne l’opposition du réalisme et de l’idéalisme, et c’est elle qu’il s’agit de lever désormais.

La question du langage présente aux yeux de Merleau-Ponty une issue à cette alternative. Pour le réalisme le langage se résout dans sa fonction indicative, pour l’idéalisme il se résout dans sa fonction expressive (au sens classique du terme), pour l’un il dit les choses, pour l’autre il véhicule la pensée. Penser le langage autrement que selon cette alternative, et pour cela repenser son double rapport à l’être et au penser, c’est en suivant ce thème, et en y reconsidérant les notions d’expression et de vérité notamment, que Merleau-Ponty sera reconduit, à partir d’une compréhension phénoménologique de l’apport de la linguistique, vers l’ontologie, une ontologie de la chair qui, dans OE et VI, tentera de percer au-delà des catégories de la métaphysique.

Le texte 2 de Signes : Sur la phénoménologie du langage  nous indique cet enjeu et montre comment l’analyse linguistique et la compréhension phénoménologique s’éclairent réciproquement dans leurs descriptions de l’opération expressive de la parole.  (remarque : ce texte est de 1951, pourquoi dans Signes Merleau-Ponty a-t-il placé d’abord un texte de 52 ? sans doute parce que on va ainsi de l’expressivité picturale « muette encore » à l’expressivité langagière et qu’ainsi, dans cette succession non chronologique, est mieux mise en évidence l’orientation de la pensée vers une compréhension ontologique de la vérité).

 

 

Ce que Merleau-Ponty souligne d’abord chez Saussure c’est la valeur diacritique des signes :  dans la langue il n’y a que des différences  (cf.p.110).

La valeur des signes – leur puissance signifiante, est discriminante. Ce qu’il faut en conclure essentiellement et premièrement c’est que le sens n’est jamais donné – qu’il est toujours en voie de constitution, d’élaboration et de reprise. Il surgit entre les signes, dans les interstices, dans les silences entre les signes.

Parler c’est constamment chercher et apprendre ce que l’on veut dire. (p.112) (Derrida soulignera dans La voix et le phénomène l’identité entre signifier et vouloir-dire dans la Bedeutung chez Husserl (p. 19))

En ce sens déjà le sujet est dépossédé de son pouvoir. C’est la parole qui parle, qui apprend au sujet parlant ce qu’il veut dire – qui est toujours d’abord ce qu’elle veut dire, elle. La parole est un “jeu de langage” où l’intention se découvre elle-même.

Il faut comprendre la parole comme un geste linguistique (p.111) – déjà la PhP analysait la parole comme un geste (PhP p.214-217) un geste qui comme tout geste porte en lui un sens qui n’a pas besoin d’être conscient, réfléchi (qui est comme l’habitude dont parle Ravaisson – la naturalisation d’un acquis – une spontanéité à la fois seconde et première). Dire d’un geste qu’il est intentionnel ne signifie pas qu’il soit réfléchi, ni même volontaire, cela signifie qu’il est orienté, qu’il est une certaine visée, qu’il porte en soi une orientation qu’il découvre et révèle en s’accomplissant. Une parole parle et m’enseigne ce que je veux dire – ce qu’elle veut dire. C’est en ce geste que se cache et se livre ce que j’appelle ma pensée qui est d’abord innere Sprachform  forme linguistique intérieure, interne (p.111), un style parlant.

 

Qu’est-ce alors que l’expression ? (p.113-114) L’opération expressive est bien animée par une intention signifiante du sujet parlant, mais la description même de cette opération tend à le déposséder de son pouvoir et à faire de son intention signifiante une intention vide (112): le sujet parlant ne connaît son intention – ne la possède – que dans la parole – en parlant – de telle sorte que ce sont toujours mes paroles qui m’enseignent ma pensée, et que ma pensée d’avant ma parole n’était qu’une certaine inquiétude où le sens à venir s’anticipait par son absence plutôt que par sa présence. L’expression apparaît ainsi moins un acte de la conscience intentionnelle que la découverte par la conscience de sa propre intention : « exprimer, pour le sujet parlant, c’est prendre conscience » (113) et en ce sens le sujet (si sujet encore il y a) n’est plus entièrement maître de sa propre intention signifiante.

 

N’y a-t-il pas toutefois présence du sens une fois la parole dite ? Le sujet est-il entré en parlant en possession de sa  pensée ? a-t-il accompli le remplissement de son intention ? ce serait considérer que la parole peut être close, achevée, et ce serait par-là même contredire l’ouverture essentielle qu’est l’acte de parler, l’indétermination essentielle du langage. Merleau-Ponty dira (p 56 ): ce serait confondre un certain usage empirique (disons : pragmatique) du langage et son usage créateur, celui d’une “parole parlante” – Mais ce serait aussi oublier que la parole est essentiellement partagée – qu’elle n’est jamais mienne que par l’effet d’une appropriation qui fait violence à la nature même du langage ( à la nature dialogique de la parole). Parole qui vient d’ailleurs : elle est une possibilité de la langue – elle reposait virtuellement comme un de ses possibles,  et qui va ailleurs – au delà de mon intention signifiante – m’apprenant par conséquent à moi-même ce que je voulais dire et s’échappant et se sédimentant en une signification « pour tous » (p.115- p.119  – p.120).

Merleau-Ponty peut alors souligner que cette dépossession du sujet annoncée par la linguistique  correspond au décentrement de l’ego constituant de la phénoménologie husserlienne lorsqu’elle pense la subjectivité transcendantale comme intersubjectivité (p121). C’est aussi une tout autre compréhension de l’expression dont il s’agit alors, une expression qui n’est plus, elle non plus, centrée sur un sujet qui, comme on dit, “s’exprime”.

 

 

1° partie du texte  ( p 49 – 58 )

 

 

Notre texte s’ouvre sur ces éléments essentiels de la description linguistique.

Ce qui est souligné d’abord c’est que le langage est toujours indirect, qu’il ne va à son sens que de façon latérale.

Le sens surgit dans les interstices du système qu’est la langue et lorsque la parole joue de ce système (p.51) : « liaison latérale du signe au signe comme fondement d’un rapport final du signe au sens »

Cette expressivité latérale a besoin d’une élucidation pour laquelle la simple analyse linguistique ne suffit plus. Pour comprendre l’opération expressive il faudra montrer comment elle s’effectue aussi et d’abord hors des formulations du langage parlé.

 

Un premier moment du texte (jusque p.58) souligne deux points :

–          1 – d’abord le constat que « la genèse du sens n’est jamais achevée » (p.52) et

–          2 –  que « tout langage est indirect ou allusif, est, si l’on veut, silence » (p.58)

(relevons la récurrence du terme silence  p. 54-55-56-58)

 

– 1 – L’introduction du thème de la peinture (56-57) semble tout d’abord venir simplement pour éclairer l’analyse de la parole, en réalité autre chose est en jeu. Si la peinture enseigne ce qu’est la parole c’est en ce sens que ce langage indirect ou tacite, ce « silence parlant » (58), nous reconduit à l’essence de tout langage, de toute parole. C’est ainsi à une opération phénoménologique de « réduction » (58) que nous invite le questionnement sur la peinture, opération en vue de dégager le sens de l’expressivité. Si « la peinture parle à sa façon » (59), c’est d’une façon telle que dans son expressivité muette c’est l’essence même de la parole qui se révèle.

 

Cette reconduction à “la voix du silence” conduit d’abord à souligner le phénomène d’anticipation qui préside à l’expression. Dans le geste pictural c’est d’abord anticipation du tout sur les parties : dans le tableau, mais ce sera valable pour la parole également, les éléments (touches, traits/mots) ne deviennent possibles et pertinents que par cette anticipation de la totalité qui se cherche et qui est mise en jeu à chaque moment.

(Rilke  écrivait à  sa femme à propos du portrait de Mme Cézanne à la jupe rayée : « c’est comme si chaque point du tableau avait connaissance de tous les autres »)

Le geste du peintre esquisse cette anticipation (57, Merleau-Ponty le décrit chez Matisse).

Mais l’anticipation c’est alors aussi celle du sens ( dans le texte sur la phénoménologie du langage Merleau-Ponty parle de la Vorhabe (prépossession) comme lieu de la vérité p 119). Le sens n’apparaît plus seulement comme ce qui résulte du geste expressif, ou ce qui est à l’horizon de sa visée intentionnelle, il est aussi bien ce qui précède ce geste dans une visée anticipative. Précompréhension qui précède toujours la compréhension et la rend possible – plus exactement : anticipation de la compréhension sur elle-même. Ce « cercle herméneutique » (Sein und Zeit par. 32) (pour comprendre il faut avoir compris) c’est le « paradoxe de l’expression » (VI 189). Et c’est ce même paradoxe que Merleau-Ponty trouve déjà dans la perception : inscription du sens dans le sensible en tant que structure d’anticipation qui seule permet de voir : voir c’est toujours “voir comme” (ce que déjà indiquaient les descriptions husserliennes, notamment dans Expérience et Jugement)[2].

Mais dans cette anticipation le sens n’est pas donné encore dans son effectivité, il y est annoncé ou esquissé. L’anticipation c’est l’imminence de surgissement du sens.

L’imminence c’est le « sens naissant au bord des signes » (p 51) « imminence du tout dans les parties », (p 57) « imminence du commencement du monde ». L’imminence, ce n’est pas l’immanence mais une présence anticipée et en même temps retenue : est imminent ce qui a lieu presque dans l’annonce de sa venue, dans sa presque présence et la réserve de sa présence.

L’imminence sera dans VI le mode d’être de la chair (elle se touche « presque »), réversibilité accomplie et cependant non accomplie – présence encore absente, en défaut d’elle-même, de telle sorte que ce défaut est la possibilité même de son être présent. Ici c’est la modalité de la présence du sens.

A propos de cette imminence du sens, à  la fin du texte 2 Merleau-Ponty a cité Heidegger (p.122) : « la finalité est le tremblement d’une unité exposée à la contingence et qui se recrée infatigablement », nous pouvons comprendre cette formule comme celle de l’imminence d’une fin, ou l’imminence comme modalité de la finalité (n’est-ce pas en ce sens qu’il faut comprendre la « finalité sans fin » dont parle Kant ?)

 

– 2- « Tout langage est si l’on veut silence ». Avec la p.58 : le silence apparaît sous deux aspects : comme fond pour la parole et comme silence parlant.

– Sous le premier aspect le silence entoure la parole : il n’y a parole que parce qu’il y a silence qui appelle la parole et lui permet d’être. La parole s’élève au-delà du silence – du monde du silence – pour en délivrer le sens – pour dire le monde.

Il y a bien un fond silencieux irréductible  – une présence sourdement présente – que la parole ne peut épuiser  et qui donne à la parole sa tâche infinie de dire l’être.

– Sous le second aspect le silence est parlant : il n’est pas seulement la condition de la parole – cela reviendrait à opposer le logos et l’être – le logos est logos de l’être (au sens encore une fois du génitif objectif et subjectif à la fois). Penser et être sont un et le même.

Ici cela signifie, dans une proximité avec Heidegger (à l’herméneutique de l’être) : le monde parvient à la parole – qui l’exprime comme monde – qui le fait être monde, mais c’est le monde qui parle en elle.

 

Comment s’articulent ces deux aspects d’un silence enveloppé et d’un silence enveloppant la parole ?

 

– Le logos c’est d’abord le monde lui-même comme articulation des étants – cette articulation dont nous sommes selon notre manière propre qui est d’échappement.

Dans  VI Merleau-Ponty (p.222-223) parlera d’un logos du monde esthétique ou, reprenant la formule stoïcienne un logos endiathetos (intérieur au monde) « qui se prononce silencieusement en chaque chose sensible » (VI p.261) et dont le logos prophorikos est seulement la reprise (224) ou la sublimation.

– Il y a rapport d’enveloppement du silence et de la parole : “le langage réalise en brisant le silence ce que le silence voulait et n’obtenait pas. Le silence continue d’envelopper le langage ” (VI p.230).

 

Pour pouvoir être compris cela demande la “réduction” (p.58) le “ pas en retrait” qui nous ramène au pouvoir expressif originaire.

Pouvoir qui habite le langage avant qu’il ne devienne parole – et qui amène le langage à la parole.

Ce pouvoir nous avons à le chercher dans d’autres langages qui eux – parce qu’ils sont “muets” mettront mieux en évidence cette expressivité originaire à l’œuvre.

 

 

2° partie du texte (p 59 – 68 )

 

 

Il sera donc question de l’art comme langage – langage tacite, ou silence parlant.

La référence à Malraux introduite ici est immédiatement critique : concevoir l’art comme langage ce n’est pas, ce ne peut être le concevoir ni comme expressivité créatrice ni comme pouvoir de représentation, soit ne le concevoir ni selon le sujet ni selon l’objet :

– d’un côté le sujet créateur – l’artiste, comme clé de l’œuvre, et c’est ce subjectivisme extrême que Malraux croit pouvoir lire dans le devenir de l’art – notamment dans l’abstraction picturale.

– et d’un autre côté l’objet – le réel, que l’art aurait vocation de servir – de porter à  l’image – “d’imiter” ou d’exposer – et c’est un autre art qui va du naturalisme au réalisme.

Sous ces deux figures aux aspects multiples, l’art comme création et l’art comme représentation, se maintient donc l’opposition métaphysique du sujet et de l’objet.

Or c’est précisément le dépassement de cette opposition que déjà ont indiqué (mais insuffisamment) les analyses de PhP  et c’est encore à ce dépassement que conduisent les remarques précédentes sur le langage parlé (la parole n’est pas la possession d’un sujet qui dit le monde muet mais c’est la parole qui parle d’eux : en elle  et par elle c’est le monde qui parle, qui devient monde, et c’est par elle et en elle que le sujet advient à soi).

 

Pour échapper à cette alternative de l’objet (de la représentation) et du sujet (de la création) il faut comprendre l’art comme expression de ce qui se passe entre eux et les constitue : ce qui se passe – passe de l’un à l’autre c’est le voir – ou la vision comme articulation et réciprocité – réversibilité – chiasme du voyant et du visible.

C’est vers ce thème du chiasme que s’achemine Merleau-Ponty en 1952 – et c’est par ce thème qu’il comprend dans la préface (p.23-24 ; 29-30) – en 1960, l’essai de 52.

 

C’est donc dans un mouvement de régression vers l’origine de l’art  qu’il faut comprendre en quoi il peut être pertinent de comprendre l’art comme un langage – en un tout autre sens que celui exposé par Malraux. Il faut surmonter l’unilatéralité et l’opposition de la représentation et de la création :

Du côté de la représentation par l’analyse de la perspective comprise à partir de la profondeur ( comme dimension d’être) (p.59-63) puis du côté de la création par l’analyse du style (p.63-68).

( Nous laisserons la question de la représentation[3]  telle qu’elle est abordée à partir de l’analyse de la profondeur et de laperspectivequi la “représente”.

C’est une question essentielle que reprendra longuement OE : avec la profondeur c’est la dimensionnalité de l’Etre – la nature de la manifestation – qui est interrogée. OE citera Giacometti  “ moi je pense que Cézanne a cherché la profondeur toute sa vie” (OE p.64) et, dira le Cours de 1960, c’est au sens de cette recherche de la profondeur qu’il faut comprendre que Cézanne « pense en peinture ». L’analyse de ce passage implique une relecture de PhP, de VI et de OE, il forme entre ces textes un jalon, transition entre une approche encore psychologiste de la vision et une ontologie du visible que nous trouvons dans la préface de Signes, c’est donc l’ensemble de l’évolution de la pensée de Merleau-Ponty sur ce point qui serait à reprendre[4]).

 

Du côté de la création c’est avec Malraux à la notion de style qu’il faut s’attacher mais non pour y voir comme le fait Malraux une sublimation esthétique de la subjectivité – pour y comprendre plutôt en quel sens est juste la remarque de Valéry : “ le peintre apporte son corps” (OE .16).

Malraux voyait dans l’art moderne la dérive subjectiviste – voire narcissique qui conduit dit-il à ce qu’il n’y ait plus « qu’un sujet en peinture : le peintre lui-même » (p.63) alors « le pouvoir d’expression se confond avec la différence individuelle » (p.64). Cézanne est cité ici avec Klee par Merleau-Ponty pour attester de la limite d’une telle analyse – non qu’il ne lui reconnaisse une certaine validité, mais qui ne touche pas à l’essence de l’œuvre contemporaine – à sa recherche propre.

Si le peintre met de lui-même dans son œuvre c‘est parce qu’il y imprime précisément son style : ce « schéma intérieur toujours plus impérieux à chaque nouveau tableau » – sa vie même « en tant qu’elle sort de son inhérence » (66)

Ces formules ne doivent pas nous tromper : ce qui fait style ce n’est une “intériorité” si l’on veut que si on se souvient que pour Merleau-Ponty, et déjà dans PhP, l’intériorité n’est que la réfraction en nous de notre être-au-monde, d’une certaine manière que nous avons d’habiter le monde – et le style est cette manière qui imprime chacun de nos gestes et notre posture – c’est-à-dire qu’essentiellement notre style est notre corps en tant qu’il habite, qu’il se tient – qu’il est notre fréquentation du monde. « Le peintre apporte son corps » selon l’expression de P. Valéry parce qu’il peint avec son corps. Si la peinture est la trace laissée par une danse (celle du pinceau de Matisse décrite p.57) c’est parce que le corps est expressivité première – non pas simplement le véhicule ou le support d’une intériorité s’extériorisant, mais l’expressivité même, une certaine manière d’être soi – ou de se chercher soi – être au monde dont la corporéité est la manifestation spatiale, gestuelle, sexuelle, charnelle.

 

La peinture n’est donc pas pour Merleau-Ponty “causa mentale” comme le revendiquait Léonard de Vinci. La peinture est plutôt chose corporelle – elle est un geste où s’exprime le « commerce » du peintre « avec le monde » (­67) – cette fréquentation du monde qui déjà est présente dans la vision du peintre et que la main simplement transpose sur la toile. Car « la perception déjà stylise » (­67). Ce qui ne veut pas dire simplement que voir c’est toujours aussi déjà interpréter – mais que voir c’est fréquenter le visible – être à lui au deux sens : près de lui – attentif à lui (voir c’est regarder) mais aussi lui appartenir – en être – et répondre à sa sollicitation.

Avec cette manière de comprendre le thème du style en le désubjectivisant  (contre Malraux) Merleau-Ponty est ainsi déjà très proche du thème de la réversibilité du voyant et du visible qui sera développé avec VI et OE.

 

Nous pouvons revenir alors à la question suscitée par Malraux : est-il pertinent de traiter l’art comme langage – et en quel sens ?

Nous avons vu que si l’art est langage c’est comme puissance expressive (une puissance signifiante)

Ce qui caractérise l’expressivité artistique c’est « l’inhérence du sens au sensible » (69), « le sens imprègne le tableau plutôt que le tableau ne l’exprime ». Il ne faudrait pas voir dans cette dernière phrase un rejet de la notion d’expression – mais une invitation à la comprendre selon la singularité de l’expression picturale : le tableau n’est pas système de signes – ni même leur articulation – autrement dit le tableau n’est pas une phrase, et s’il y a dans le tableau valeur diacritique  des éléments picturaux ( comme les taches de couleurs dans le tableau de Cézanne selon Rilke) ce n’est pas pour faire surgir une signification propre de chaque valeur ( comme le sens du mot dans la phrase) mais un sens de l’ensemble – du tout – un sens qui demeure adhérent, un « sens total » (p.69) qui circule à l’intérieur de l’espace visible, puissance invocatrice d’une figure éminente de l’Etre qui surgit.

 

 

 

 

 

 

3° partie du texte (p 69 – 95)

 

 

Malgré la continuité du texte distinguons ici une césure dans la description de  l’opération expressive, césure marquée par l’introduction de la notion de vérité (p.71) (cf. la phrase de Cézanne : « je vous dois la vérité en peinture ») soit de l’institution du sens.

 

En quel sens parle-t-on d’une vérité en art – en peinture ?

En un premier sens : celui d’une logique de l’œuvre : il y a vérité d’une œuvre qui tient : « une vérité qui soit cohésion d’une peinture avec elle- même » (71)   – cohésion ici pour l’œuvre comme il y a vérité par cohérence dans l’ordre du discours.

La cohésion c’est celle des moyens picturaux qui concourent ensemble à l’unité – qui sont au service d’un “unique principe” qui fait l’œuvre dans son unité – sa loi propre de composition interne ( cf. Kant CFJ par.11 à 15 : la finalité sans fin comme loi de composition interne – ou forme – Léonard de Vinci : la ligne comme principe interne générateur de l’œuvre cf. Bergson.  Voir là-dessus les  Notes de cours 1960 p 51).

Mais cette logique de l’œuvre, cette vérité-cohésion ne serait rien encore si elle ne renvoyait à une vérité-expression ( comme il y a une vérité- adéquation dans le rapport du discours au réel – ou du moins à son objet) car la logique de l’œuvre c’est la logique du sensible : la concordance des “donnés sensibles” pour faire sens ( comme dans l’expérience sensible certaines qualités s’unissent pour faire sens – pour donner sens d’être : par ex. concordance du visuel et du tactile pour donner le sens velours, laine… c’est l’énigme même de la visibilité que son pouvoir d’être expérience totale par présence du tactile, du sonore dans le simplement visible – Cézanne disait qu’il voulait rendre par la couleur jusqu’à l’odeur des pins)[5].

 

La vérité n’est nullement “imitation réussie ” mais « métamorphose du monde en peinture » (72).

« l’expression recrée et métamorphose » (74) : le pouvoir de vérité de l’œuvre d’art est le pouvoir non pas d’imiter le monde mais de faire monde c’est-à-dire d’organiser l’espace de la toile comme une ouverture où le monde se donne à voir selon une visibilité éminente, avec les éléments et le style que le peintre  a mis au service de cette visibilité — pour donner à voir . Merleau-Ponty reprend de Malraux l’exemple de Renoir (69-70) : métamorphose du bleu de la mer en ruisseau parce que la mer porte en elle une dimension d’être qui fait d’elle une matrice symbolique ouverte à la vision du peintre qui « ne demande à la mer que sa façon d’interpréter la substance liquide… une typique des manifestations de l’eau. » (70)

 

Pour comprendre cette métamorphose qui définit l’expressivité picturale Merleau-Ponty va reprendre ici le terme de Stiftung  au vocabulaire husserlien (il traduit fondation ou établissement (p.73 en bas).

Dans la PhP (une seule occurrence p.148) Stiftung est équivalent du terme plus couramment employé de Fundierung (fondation).

La PhP p.147-451 reprend ce terme pour désigner une co-appartenance, un rapport entre deux termes où chacun est à la fois fondant et fondé – ou plutôt un rapport dans lequel le terme fondé apparaît à son tour fondant le terme qui l’a fondé (au sens où il en délivre le sens d’être) – ainsi du temps et de l’éternité, de la nature et de l’histoire (au sens où la nature n’apparaît en l’homme que par et dans son histoire), réciprocité dans la fondation qui sera également celle du voyant et du visible.

Mais pour penser la réversibilité du voyant et du visible il faudra abandonner ce qui dans le rapport de fondation serait encore un élément de dualité – du constituant et du constitué ––  c’est pourquoi Stiftung  (traduit désormais par institution) remplace alors Fundierungà partir des années 53-54 ( cf résumé du cours p.59) : penser le monde – le visible comme institué plutôt que comme constitué. Institution désigne alors l’avènement d’un sens dans la reprise et le dépassement des significations antérieures.

 

Ici donc (p.72-74) la Stiftung – fondation/institution (Merleau-Ponty traduit ici encore comme dans PhP) est la reprise  “relevante” (pour traduire avec Ricoeur et Derrida l’Aufhebung de la dialectique) par laquelle l’œuvre métamorphose à la fois les choses visibles et l’héritage des œuvres passées en une expressivité nouvelle, imprévisible et cependant lourde d’une tradition – faisant tradition elle-même et portant la tradition. Merleau-Ponty reprend pour ce terme l’expression qu’il attribue à Husserl : « la tradition c’est l’oubli des origines » (74) (cf le philosophe et son ombreSignes p.201) oubli non pas au sens négatif de l’oubli qui condamne à la répétition (le refoulé freudien) mais l’oubli qui libère au contraire de la répétition – de l’imitation – et qui se rend disponible pour la reprise : l’ouverture à une nouveauté – un voir neuf et cependant chargé d’une vision de toujours. L’éternel c’est (Husserl : Krisis) l’omnitemporel par la reprise infinie (un passé qui s’oublie sans cesse pour être toujours neuf – toujours présent – vrai).

Parlant donc ici de la peinture – de la vérité en peinture – Merleau-Ponty est proche du Husserl de la Krisis parlant de la science – de la vérité scientifique-mathématique – soulignant que la certitude c’est la vérité se confirmant dans un mouvement de reprise infinie de sa validité.

De même ici la vérité en peinture c’est une visibilité se reprenant sans cesse en chaque vision,  se faisant consistante dans l’épreuve infinie de sa validité en chaque œuvre – chaque œuvre comme une expérience testant la validité d’une vision – d’une certaine manière de faire surgir le visible – d’en être. Ce qui se donne ainsi à penser c’est l’historicité de la vérité  (74-77).

 

« Le phénomène de la vérité ne se connaît que par la praxis qui la fait » (Signes p.120)

 

La phrase qui suit cette citation p.120 articule les deux aspects de cette praxis de la vérité :

–          d’abord il y a vérité lorsque « l’expression réussie délivre ce qui était captif dans l’être depuis toujours ». Mais cette expression n’est pas instantanée – ou plutôt elle l’est comme une parole qui tombe juste – comme une fulgurance poétique –  et cependant elle ne l’est pas, car même la parole juste, l’éclair poétique, se rapporte à d’autres paroles – à une densité, une épaisseur expressive qui rassemble en son instant la totalité des paroles.

–           La vérité apparaît alors sous son deuxième aspect : « la vérité est un autre nom de la sédimentation, qui elle-même est la présence de tous les présents dans le nôtre » (p.120). Le sens de la parole est toujours un sens sédimenté : le sens qui se constitue peu à peu dans la reprise infinie de la parole par elle-même – non ce qu’elle dit, mais ce qu’elle laisse derrière elle – ce qu’elle a à reprendre et à comprendre d’autres paroles comme “un acquis pour toujours” selon cette autre formule de la vérité chez Merleau-Ponty : un acquis non pas au sens d’une certitude définitive ( même la science a renoncé à de telles certitudes) mais ce qui s’offre à une reprise et la prépare. Ce qui vaut ainsi pour la vérité émergeant dans le milieu de la parole vaut pour la vérité dans le milieu de l’œuvre d’art.

Notre texte (p.74-77) analyse ainsi l’art comme cette autre praxis de la vérité – qu’il faut saisir dans son historicité : il y a une histoire de l’art qui n’est pas simplement l’accumulation des œuvres singulières et séparées – ni celle des “courants” – ni une histoire de l’art qui ne serait qu’un paragraphe de l’histoire culturelle et sociale.

Mais les œuvres, celles d’un même artiste comme celles d’artistes différents, se répondent et se reprennent. S’il y a donc une historicité de l’art ce n’est pas au sens hégélien où chaque moment artistique, chaque époque, s’élabore sur la mort de la précédente la dépasse et la nie jusqu’à ce que ce soit l’époque de l’art lui-même qui soit à son tour dépassée par l’époque de la pensée dans la vie de l’Esprit. L’historicité constitue plutôt une unité de la peinture comme unité transversale, une unité de reprise et non de dépassement (reprise possible parce que chaque moment est aussi anticipation d’un sens que le moment suivant  mettra à l’épreuve, historicité polémique donc).

En un sens,  la conception de Malraux (reprise p.76 en haut) reste tributaire du schéma de pensée hégélien (voir p.81) au moins en ce sens que c’est la mort qui seule réconcilie : le dépassé s’y comprend comme tel – et se reconnaît en sa vérité après sa propre mort – dans la transfiguration qu’elle permet de cette figure de l’Esprit qui s’était d’abord incarnée en lui. Chez Malraux cette réconciliation dans la mort c’est ce que permet le dialogue post-mortem des œuvres et des styles et des époques dans le Musée qui est l’Intemporel qui les rassemble.

Mais, demande Merleau-Ponty (p.76), si la réconciliation n’avait lieu qu’après coup comment en comprendre la possibilité ? (à moins de poursuivre dans la voie hégélienne et d’y discerner l’unique Esprit qui vit secrètement en chacun des moments). S’il y a une vie de l’Esprit (et en un sens que nous ne développons pas, il y a un hégélianisme chez Merleau-Ponty) – et c’est aussi une vie de l’Etre,  cette vie n’est différente de soi à chaque moment que pour être également toute entière en chaque moment – sans Aufhebung mais selon un « dépassement sur place » (p.80) – sans surmontement : la vie de l’Esprit c’est la confrontation de l’Etre et d’une Parole où il se révèle en multiples figures, la diffraction de l’Etre en oeuvres – chacune entièrement habitée du même problème,  pour ce qui est de la peinture : le problème de la visibilité (qui est le problème de la profondeur) et c’est la vie de cet unique problème sans cesse repris et recommencé qui fait l’historicité de l’art.

(p.75) : « L’unité de la peinture, elle n’est pas seulement au Musée, elle est dans cette tâche unique qui se propose à tous les peintres » – tâche unique qui fait que les peintres s’opposent pour mieux correspondre, s’ignorent pour mieux se comprendre – et cela est vrai aussi de chaque moment de l’œuvre d’un même peintre, et qui fait son style – ce style qui a le nom commun à l’œuvre – le nom du peintre et qui est la reprise chaque jour de la même tâche, d’un même « vérité en peinture ».

S’il y a donc une vérité en art – si, selon l’expression de Heidegger, l’œuvre d’art est institution de la vérité (Chemins qui ne mènent nulle part p.37) ce n’est pas – ni pour Heidegger ni pour Merleau-Ponty – d’un esthétisme dont il s’agit, ni d’une religion du beau, ni d’un refuge dans l’attente d’une révélation par l’art. L’œuvre d’art porte en elle une vérité qui n’est pas révélation – ni contact privilégié – mais qui est inquiétude – recherche et reprise du mouvement d’aller à l’être et d’en recevoir (d’en manifester) les signes – les emblèmes, aime à dire Merleau-Ponty.

A partir de la page 79 c’est donc la notion de style qui redevient centrale dans l’analyse de l’opération expressive :

Par opposition au Musée où l’historicité de la vérité se fige dans l’atemporalité par et pour la contemplation (78), le style est à comprendre comme la vie même du sens. C’est en ce sens (mais en ce sens uniquement) qu’il faut rapporter la peinture au peintre, le style à la vie. Non comme si celui-ci était l’expression de celle-là, mais parce que celui-ci s’ancre en celle-là, vit de cette vie, en est la métamorphose (cf p 80), l’élève à une expressivité où elle s’oublie – Merleau-Ponty reprend ici et clarifie ce qui est resté en partie indécis dans Le Doute de Cézanne concernant le rapport du peintre à son œuvre. Plutôt que la génialité que célèbre Malraux il s’agit de comprendre l’inscription de la singularité dans l’histoire : l’unité d’un style se reprenant lui-même (tout en s’oubliant cependant, sinon il devient la copie de soi) et s’articulant aux autres comme une parole s’articule aux autres dans la totalité ouverte d’un dialogue.

Le style donc sera à la fois de l’œuvre et du peintre, non lui en elle (s’y “exprimant”) mais à la fois des deux : d’une part, du côté de l’homme, le style sera une certaine manière d’habiter le monde, de percevoir et de se mouvoir, « expression primordiale » (84), émergence d’un sens adhérent encore à celui qui le fait advenir, d’autre part, du côté de l’œuvre se faisant, il est avènement du sens s’inscrivant dans un univers des significations, la culture (85), parce que c’est le propre de toute expression de se détacher, d’être en excès sur l’intention et le geste qui l’exprime et c’est sa vocation, si elle n’est pas vaine, de se sédimenter et de devenir héritage.

Nous ne pouvons reprendre ici ( à partir de la page 81) la discussion serrée des thèses de Malraux – il faudrait commencer par les exposer. Pour Merleau-Ponty elles reconduisent à Hegel, nous l’avons vu, et c’est pourquoi nous trouvons à partir de la page 86 une longue référence à ce dernier : En quel sens peut-on dire que l’histoire est la vie de l’Esprit, et l’art un moment de cette vie ? C’est la notion d’avènement qui permet de le repenser avec Hegel (mais peut-être aussi contre lui). L’histoire est l’avènement de l’Esprit, mais non pas selon la linéarité d’un progrès irréversible, mais comme une tâche infinie, la tâche de faire advenir un sens qui sans cesse est à reprendre, « un sens en genèse » (87).

Ce qu’une juste compréhension de Hegel interdit selon Merleau-Ponty c’est précisément de penser cette « transcendance horizontale » de l’histoire sur le modèle de la « transcendance verticale » de la religion (88). Elle est à penser plutôt comme transcendance dans l’immanence, comme avènement du sens dans l’histoire et la culture. Il est alors permis d’échapper au relativisme culturel sans retomber dans l’illusion d’une culture à prétention universelle : il y a une même manière d’être au monde qui est humaine dans la diversité ouverte de ses modalités et, dans leurs diversités, des corps humains qui perçoivent de façon analogue. Il est permis de parler d’une « unité du style humain » ou d’une « unité de la culture » (86) qui font unité de l’histoire : « la tentative continuée de l’expression fonde une seule histoire – comme la prise de notre corps sur tout objet possible fonde un seul espace » (87).

– En politique ce mouvement de l’avènement du sens, c’est l’action qui le porte (90)[6]

– En art c’est l’œuvre comme « jonction de l’individuel et de l’universel » (91).

 

 

4° partie du texte ( p 95 – 102)

 

La question directrice du texte est alors reprise en cette fin du texte, donnant lieu à un prolongement critique.

La reprise de la question d’abord : pourquoi est-il légitime de traiter la peinture comme un langage ? La réponse est dans l’inhérence du sens au sensible – mais une inhérence qui est, dit ici, Merleau-Ponty, capture du sens par le sensible. Le sens est captif dans le sensible – non qu’il ait besoin d’en être délivré et libéré (comme dans un dépassement du moment esthétique de la vie du sens) mais il a besoin d’y être recueilli et porté à l’expression.

L’art c’est cette inhérence portée à sa pleine visibilité – c’est l’expérience muette amenée à l’expression pure de son propre sens (selon la formule de Husserl) –  non une expérience dont on parle mais qui parle, qui est parole muette : voix du silence, voix dont le silence signifie et manifeste.

Cette ultime compréhension de la “vérité en peinture” ramène alors Merleau-Ponty vers le langage pour un autre questionnement : qu’est-ce que la peinture enseigne du langage ? Il faut peut-être également retourner la proposition de Malraux : si la peinture est langage – langage muet, le langage parlant est peut-être lui-même comme la peinture : l’expression verbale est peut-être elle aussi, paradoxalement, une voix du silence.

p.98 : « nul langage ne se détache tout à fait de la précarité des formes d’expression muettes… »

En quel sens le langage, tout langage et le langage écrit aussi bien, celui de la littérature mais aussi celui de la philosophie – s’enracine-t-il dans l’expression muette et, s’il s’en détache, en conserve pourtant la « précarité » (98) ?

Nous trouvons ici deux thèmes distincts : en un sens il y a dans cette inhérence du sens au sensible la révélation d’une vérité qui n’est plus à chercher dans une possession intégrale de l’être, mais dans ce « logos du monde sensible » dont l’expression est infinie. La peinture en ce sens indique l’exigence de modestie d’une pensée qui renonce à la maîtrise du sens.

Le livre, de littérature mais aussi bien de philosophie, donne à penser comme le tableau donne à voir, ce qui au fond revient au même : il n’est pas l’exposé d’un sens ou d’une vérité acquise mais l’exposition des « emblèmes » (97) par lesquels une vérité se donne à nous de façon indirecte, décentrée, et exige de nous création. En ce sens l’écrit « rejoint presque le rayonnement muet de la peinture » (97).

Mais il le rejoint presque seulement, car il y a selon notre texte (selon une appréciation qui va s’atténuer par la suite) entre  peinture et littérature cependant un écart essentiel qui révèle leurs rapports très différents à la vérité dans son historicité :

« Les arts du langage vont beaucoup plus loin dans la vraie création » (99) en ce sens que dans l’œuvre écrite c’est toute l’histoire de l’écriture qui se rappelle – l’œuvre porte mémoire des paroles, des écrits passés – en elle se concentre l’héritage, la tradition d’une langue.  Il faut penser ce rapport au passé dans la littérature (son historicité) comme Husserl a pensé dans la Krisis le rapport de la science (et notamment de la géométrie) à son passé – et à son origine  (voir Krisis par. 9 et supplément : L’origine de la géométrie). Le phénomène fondamental de la culture c’est la sédimentation. La vérité est reprise vivante du sens de moment en moment, chaque acte de connaissance reprenant implicitement (dans l’“oubli”) le geste originaire de sa fondation – de sa refondation dans la répétition et la reviviscence d’un passé de significations sédimentées (Krisis p.31). En un sens il en va de même dans l’œuvre écrite : sa nouveauté n’est possible que comme assomption d’un héritage (p.100) qu’elle porte au-delà de lui-même. Ainsi s’il n’y a pas d’œuvre plus vraie qu’une autre, toutes ensemble elles forment l’exploration ou l’exposition multiforme d’une vérité qui se poursuit elle-même, s’enrichit elle-même, s’invente en ses multiples figures qui forment ensemble l’univers littéraire (en va-t-il de même pour la philosophie ?).

S’il y a historicité de la peinture, et vérité en peinture, elles ne sont cependant pas de cette sorte, en elle nous ne rencontrons pas cette sédimentation culturelle du sens : si à chaque peintre, à chaque œuvre échoit un héritage, cependant c’est un héritage qu’il ne peut reprendre ni poursuivre s’il doit faire œuvre (p.99 ) : « l’artiste ne se contente pas de continuer le passé… il recommence sa tentative de fond en comble. Si le peintre prend le pinceau, c’est qu’en un sens, la peinture est encore à faire ». Ce qui ne signifie pas anhistoricité de la peinture mais une historicité qui n’est pas de reprise mais de recommencement d’une tâche toujours déjà accomplie et toujours de nouveau à accomplir, qui ignore cette sédimentation qui fait du passé un « acquis pour toujours » : « La peinture se présente donc comme un effort avorté  pour dire quelque chose qui reste toujours à dire » (99)

L’historicité de la peinture est donc une historicité non cumulative et qui demande par conséquent le regard qui la récapitule. Cela en un sens donne raison à Malraux : « l’esprit de la peinture n’apparaît qu’au Musée » (100). Historicité cependant puisque le sens sans cesse rejaillissant à nouveau reste vivant dans cette reprise expressive, comme une tradition oublieuse d’elle-même. Mais une tradition qui ne s’est pas sédimentée pourtant, et en ce sens la peinture est peut-être un langage mais elle n’est pas une langue et le peintre à chaque fois doit la réinventer. Retour à l’origine en chaque œuvre : la peinture est totale dès les grottes de la préhistoire – mais elle est sans cesse à recommencer, et pour cela elle demeure en un sens inaccomplie.

 

On touche ici, dans cette conclusion, sans doute à la limite de ce que Merleau-Ponty pouvait parvenir à penser dans le cadre de la formulation du problème : l’art comme langage. Ce ne sera qu’en débordant ce cadre imposé par la lecture de Malraux, en abordant la peinture comme la manifestation de la visibilité – du mystère du visible dira OE, que Merleau-Ponty pourra lui rendre pleinement justice. Mais ici, selon le moment de sa pensée toute tournée vers la compréhension du langage (vers une phénoménologie du langage portant l’empreinte de la linguistique) c’est nécessairement l’œuvre écrite qui paraîtra accomplir plus entièrement que la peinture la vocation de l’art : porter à l’expression l’expérience encore muette. Certes la peinture est une voix aussi – mais une voix du silence. « le langage dit, et les voix de la peinture sont les voix du silence » (101) et cette ultime formulation indique combien Merleau-Ponty reste ici encore, comme malgré lui, dans la dépendance d’une représentation de l’expression gouvernée par la signification. C’est peut-être au renversement du rapport entre ces deux termes que travaille déjà cependant ce texte, renversement qui ne s’accomplira  qu’avec VI. Car pour finir, cette « précarité » dont parlait la p.98 révèle que le langage écrit lui-même ne peut pas plus aspirer à l’exposition pleine de son sens : elle révèle le destin de la manifestation de la vérité d’être toujours déficiente – ce que le philosophe lui-même ne doit pas oublier ( c’est le sens de la critique de Hegel p.102 – critique d’une pensée qui se voudrait  exposition totale de la totalité) : le Livre n’est pas écrit, ne peut s’écrire que dans la suite infinie des livres : le silence ( l’expérience muette) est ce qui ne peut être entièrement porté à la parole – à l’expression –  et qui ne cesse d’avoir à l’être.

 

 



[1] On lira partout PhP pour : Phénoménologie de la Perception

VI pour : Le visible et l’invisible

OE pour : L’œil et l’esprit

 

[2] A cet égard Merleau-Ponty se tient sur une ligne “entre” husserl et Heidegger : au paragraphe 32 de Sein und Zeit Heidegger précise sa critique de l’approche husserlienne : il n’y a pas de perception pure comme un accès originaire à l’étant, où l’étant se donnerait “en personne”, “en original”. En toute perception il y a déjà articulation, un monde qui se livre (et se cache) en sa structure de renvois. Chez Husserl : « l’expérience donatrice originaire est la perception » (Ideen 1). Pour Merleau-Ponty (cf. p79) il y a « logos du monde sensible », logos qui se lit à même le sensible, qui n’est ni à déchiffrer, ni à interpréter, ni à traduire, mais à voir. Si toute perception présuppose bien un monde, un horizon mondain où elle prend sa configuration, cependant c’est en elle qu’il faut saisir cette figure de l’être (Cézanne : « il y a une minute du monde qui est à peindre »). Si en ce sens il n’y a pas de perception “pure”, cependant le voir n’est pas à transposer trop hâtivement en parole, une parole qui abriterait par excellence le sens de l’être – de l’apparaître – mais il faut aussi, peut-être d’abord, se confier à l’être paraissant et se dissimulant dans le voir même : discerner l’invisible qui hante le visible, se confier au visible parce que nous en sommes et que nous n’avons jamais accès au sens d’être que par cette connivence qui est la chair. Nous sommes d’abord voyant-visible plutôt que berger de l’être dans l’abri de la parole (bien qu’il ne faille sans doute pas trop accentuer cette opposition et en penser plutôt l’articulation). En un sens nous parlons parce que l’expressivité charnelle s’exhausse en cette autre chair qui est celle de la parole comme le soulignera VI (p 189 et suivantes).

[3] Merleau-Ponty reprend à Malraux en un sens la critique de l’“objectivisme” qui voue la peinture à la représentation – imitation du réel, de la nature. Mais il y a cependant une vérité dans cette ambition à rejoindre le « langage même des choses », au-delà de l’art-imitation : il faut voir dans l’art une traduction au sens propre de ce langage des choses. C’est bien en effet « l’expression du monde » (65) qu’ont pour tâche le peintre et le poète. La fin de VI y verra proprement “la tâche de la pensée”, ici où philosophie et art pensent  en des registres différents, mais le même : « restituer une puissance de signifier, une naissance du sens ou un sens sauvage, une expression de l’expérience par l’expérience …Et en un sens, comme dit Valéry, le langage est tout, puisqu’il n’est la voix de personne, qu’il est la voix même des choses, des ondes et des bois. » (VI p 203-204). C’est cette “tra-duction” (transposition) que Merleau-Ponty appelle ici « métamorphose » (60), c’est-à-dire opération expressive qui n’est pas représentation mais mimésis : transposition relevante. C’est en ce sens que dans le cours de 1960 (La pensée fondamentale en art p 171) Merleau-Ponty commente la phrase de Klee : « l’art ne reproduit pas le visible, il rend visible ». L’analyse de la profondeur que Merleau-Ponty mène depuis PhP jusque dans OE n’est rien d’autre que la mise en évidence de cette métamorphose ou cette traduction par laquelle, selon le vœux de Husserl (mais tout autrement qu’il ne le comprenait) « c’est l’expérience pure, muette encore, qu’il s’agit d’amener à l’expression pure de son propre sens » (5°Méd Cart)

[4] Je me permets de renvoyer sur ce point essentiel de l’analyse de la profondeur à mon article : Cézanne chez Merleau-Ponty, paru dans le second numéro de La nouvelle école des philosophes (une première version de cet article est également accessible sur le site de la revue en ligne Philopsis)

[5] Alors que dans PhP Merleau-Ponty comprend ces “correspondances” selon une unité des sens se diffractant, cf. Erwin Strauss Du sens des sens ( Vom Sinn der Sinne), dans VI c’est plutôt selon une transversalité ou un recouvrement des sens qu’il comprendra leurs rapports. Unité par recouvrement qui n’annule pas la spécificité de chacun comme ouverture singulière au monde – et cependant chacun portant la totalité de l’ouverture à l’être qu’est notre exister.

[6] S’il y a une  pensée de l’action chez Merleau-Ponty nous nous risquerions à en relever ici la limite visible dans l’opposition réitérée (77, 85) entre avènement (ouverture d’un sens) et événement (« fermé sur sa différence »), opposition que ne lève pas même l’observation que « l’avènement est promesse d’événements » (87), de telle sorte que l’on ne distingue pas clairement si l’action assume la charge de l’événement quitte à s’y perdre ou si elle l’élève à la signification de l’avènement  (p.90 : « folie de l’action qui prend à son compte le cours des choses ») (La traduction française de La condition de l’homme moderne d’Hannah Arendt, si éclairante sur ce point, date de 61, je ne crois pas qu’il y ait trace d’une lecture de l’édition américaine –de 58– par Merleau-Ponty).

est professeur au Lycée Grandmont (Tours)
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