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Explication d’un passage de L’Œil et l’esprit (Pascal Blanchard)

Par • 19 fév, 2014 • Catégorie: Plan Académique de Formation, Textes des conférences

Dans le cadre du stage consacré à Merleau-Ponty, qui s’est déroulé à l’université François Rabelais de Tours les 10 et 11 juin 2013, Pascal Blanchard, professeur en CPGE au lycée Kleber de Strasbourg, est intervenu sur un texte de L’Œil et l’esprit. Il a eu l’amabilité de nous transmettre le texte de sa conférence. Qu’il en soit vivement remercié.

 

Explication de texte : extrait de l’œil et l’esprit

de Maurice Merleau-Ponty (chapitre II)

 

« Le peintre «apporte son corps», dit Valéry. Et, en effet, on ne voit pas comment un Esprit pourrait peindre. C’est en prêtant son corps au monde que le peintre change le monde en peinture. Pour comprendre ces transsubstantiations, il faut retrouver le coprs opérant et actuel, celui qui n’est pas un morceau d’espace, un faisceau de fonctions, qui est un entrelacs de vision et de mouvement.

Il suffit que je voie quelque chose pour savoir la rejoindre et l’atteindre, même si je ne sais pas comment cela se fait dans une machine nerveuse. Mon corps mobile compte au monde visible, en fait partie, et c’est pourquoi je peux le diriger dans le visible. Par ailleurs il est vrai aussi que la vision est suspendue au mouvement. On ne voit que ce qu’on regarde. Que serait la vision sans aucun mouvement des yeux, et comment leur mouvement ne brouillerait-il pas les choses s’il était lui-même réflexe ou aveugle, s’il n’avait pas ses antennes, sa clairvoyance, si la vision ne se précédait en lui ? Tous mes déplacements par principe figurent dans un coin de mon paysage, sont reportés sur la carte du visible. Tout ce que je vois par principe est à ma portée, au moins à la portée de mon regard, relevé sur la carte du « je peux ». Chacune des deux cartes est complète. Le monde visible et celui de mes projets moteurs sont des parties totales du même Être.

Cet extraordinaire empiétement, auquel on ne songe pas assez, interdit de concevoir la vision comme une opération de pensée qui dresserait devant l’esprit un tableau ou une représentation du monde, un monde de l’immanence et de l’idéalité. Immergé dans le visible par son corps, lui-même visible, le voyant ne s’approprie pas ce qu’il voit: il l’approche seulement par le regard, il ouvre sur le monde. Et de son côté, ce monde, dont il fait partie, n’est pas en soi ou matière. Mon mouvement n’est pas une décision d’esprit, un faire absolu, qui décréterait, du fond de la retraite subjective, quelque changement de lieu miraculeusement exécuté dans l’étendue. Il est la suite naturelle et la maturation d’une vision. Je dis d’une chose qu’elle est mue, mais mon corps, lui, se meut, mon mouvement se déploie. Il n’est pas dans l’ignorance de soi, il n’est pas aveugle pour soi, il rayonne d’un soi…

L’énigme tient en ceci que mon corps est à la fois voyant et visible. Lui qui regarde toutes choses, il peut aussi se regarder, et reconnaître dans ce qu’il voit alors l’« autre côté » de sa puissance voyante. Il se voit voyant, il se touche touchant, il est visible et sensible pour soi-même. C’est un soi, non par transparence, comme la pensée, qui ne pense quoi que ce soit qu’en l’assimilant, en le constituant, en le transformant en pensée — mais un soi par confusion, narcissisme, inhérence de celui qui voit à ce qu’il voit, de celui qui touche à ce qu’il touche, du sentant au senti — un soi donc qui est pris entre des choses, qui a une face et un dos, un passé et un avenir…

Ce premier paradoxe ne cessera pas d’en produire d’autres. Visible et mobile, mon corps est au nombre des choses, il est l’une d’elles, il est pris dans le tissu du monde et sa cohésion est celle d’une chose. Mais, puisqu’il voit et se meut, il tient les choses en cercle autour de soi, elles sont une annexe ou un prolongement de lui-même, elles sont incrustées dans sa chair, elles font partie de sa définition pleine et le monde est fait de l’étoffe même du corps. Ces renversements, ces antinomies sont diverses manières de dire que la vision est prise ou se fait du milieu des choses, là où un visible se met à voir, devient visible pour soi et par la vision de toutes choses, là où persiste, comme l’eau mère dans le cristal, l’indivision du sentant et du senti. »

L’Œil et l’esprit (1960), chap. II, p. 1594-1595.

Merleau-Ponty considère ce qui dans la peinture peut amener à réviser la conception philosophique de la perception. Justement son texte ne parle pas de la représentation en général, mais de la vision. Cette vision ne consiste pas à s’opposer des choses constituées en tableau comme dans toutes les métaphores qui hantent la philosophie s’agissant de la représentation : les choses qui font face au sujet, l’objet en vis-à-vis d’un sujet qui contemple, un sujet qui rassemble dans une prise synthétique la diversité étalée et ramène les objets divers à l’unité indivise de sa prise de conscience, dans un champ qui n’est pas le monde, qui n’a pas à être traversé et parcouru parce qu’il se possède parfaitement lui-même. Le texte de Merleau-Ponty ne parle pas de cette généralité philosophique de la représentation, mais s’attarde à la vision en tant d’abord qu’elle se fait par les yeux, et plus largement en tant qu’elle est intimement liée à ce corps explorateur de celui qui voit. La vision est liée à des projets moteurs. Il s’agit d’analyser ce couplage de la puissance de voir et de la puissance de se mouvoir. Avant même qu’on puisse dire qu’on se représente, il y a une subjectivité, plus originale, plus fidèle à la couche primordiale des phénomènes, qui pourrait se dire davantage dans un « je peux » que dans un je pense ». Ce « je peux » pourrait donner lieu dans deux ordres de phénomènes qui se répondent, tout aussi bien à une série de profils qui s’annoncent les uns les autres, chacun ayant le style qui donne la certitude d’une continuation cohérente en d’autres à venir, qu’à une suite de tentatives exploratoires au bout desquelles deviennent imminentes les possibilités qui les continuent, « à portée ». La vision du peintre qui ajoute du visible au visible, qui ajoute au visible celui où il est rendu visible, met également en évidence une autre réforme nécessaire de la philosophie de la représentation : le voyant ne survole pas la scène représentative, il ne s’en exclut pas justement pour pouvoir être la condition de constitution de tout ce qui lui apparaît, lui-même n’apparaissant pas dans ce qu’il se fait apparaître ; il a, au contraire, une communauté de nature avec le monde auquel il est inhérent. Il ne s’agit pas d’un tableau à déployer sous un regard constitutif qui ne se voit plus lui-même, mais d’un monde à explorer dont le voyant fait partie, au sens que les éthologues ont rendu familier, terrain de frayage et d’exploration qui a une sorte d’apparentement avec les mœurs et les conduites familières d’une espèce donnée. Merleau-Ponty dans cet extrait révèlera ainsi la seconde idée qui transforme toute la philosophie de la représentation, toutes les Dioptriques : le voyant et le visible sont de même étoffe. Le voyant ne vient pas d’ailleurs ; il n’a pas à être d’une autre nature pour éclairer à lui-même un réel obscur selon la compacité de l’en-soi.  […]

Consulter l’explication de texte dans son intégralité (PDF) :  explication_Oeil_et_Esprit

est professeur au Lycée Grandmont (Tours)
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