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Expérience du monde et expérience de soi dans les Essais de Montaigne (B. Sève, PAF, 23/01/2012)

Par • 25 jan, 2012 • Catégorie: Plan Académique de Formation, Textes des conférences

 

 

Expérience du monde et expérience de soi

dans les Essais de Montaigne

Bernard Sève,

professeur à l’Université Lille-3

Plan académique de formation

Tours, 23 janvier 2012

 

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TEXTE 1

 

« Il s’en faut tant que je m’effarouche de voir de la discordance de mes jugements à ceux d’autrui […] qu’au rebours comme c’est la plus générale façon que nature ait suivie, que la variété, et plus aux esprits qu’aux corps : d’autant qu’ils sont de substance plus souple et susceptible de plus de formes ; je trouve bien plus rare de voir convenir nos humeurs et nos desseins. Et ne fut jamais au monde deux opinions pareilles, non plus que deux poils ou deux grains. Leur plus universelle qualité, c’est la diversité »

Montaigne, Essais, PUF, Quadrige, 2001, édition Villey-Saulnier, II.37.785-786
(orthographe modernisée selon l’édition Tournon, Imprimerie Nationale, 1998).

 

TEXTE 2

« J’imagine l’homme regardant au tour de lui le nombre infini des choses, plantes, animaux, métaux. Je ne sais par où lui faire commencer son essai · et quand sa première fantaisie se jettera sur la corne d’un élan, à quoi il faut prêter un créance bien molle et aisée – il se trouve encore autant empêché en sa seconde opération. Il lui est proposé tant de maladies, et tant de circonstances, qu’avant qu’il soit venu à la certitude de ce point où doit joindre la perfection de son expérience, le sens humain y perd son latin […] ; à tout cela n’étant guidé ni d’argument, ni de conjecture, ni d’exemple, ni d’inspiration divine, ains [mais] du seul mouvement de la fortune, il faudrait que ce fût par une fortune parfaitement artificielle, réglée et méthodique » (II.37.782).

 

TEXTE 3

« Si nous voyions autant du monde comme nous n’en voyons pas, nous apercevrions, comme il est à croire, une perpétuelle multiplication et vicissitude de formes » (III.6.908)

 

TEXTE 4

« Plutarque dit en quelque lieu qu’il ne trouve point si grande distance de bête à bête comme il trouve d’homme à homme. […] ; j’enchérirais volontiers sur Plutarque, et dirais qu’il y a plus de distance de tel à tel homme qu’il n’y a de tel homme à telle bête » (I.42.258)

 

TEXTE 5

« Jamais deux hommes ne jugèrent pareillement de même chose, Et est impossible de voir deux opinions semblables exactement, Non seulement en divers hommes, mais en même homme, à diverses heures » (III.13.1067).

 

TEXTE 6

« Comme nul événement et nulle forme ressemble entièrement à une autre, aussi ne diffère nulle de l’autre entièrement. Ingénieux mélange de nature : Si nos faces n’étaient semblables, on ne saurait discerner l’homme de la bête ; si elles n’étaient dissemblables, on ne saurait discerner l’homme de l’homme. Toutes choses se tiennent par quelque similitude. Tout exemple cloche. Et la relation qui se tire de l’expérience est toujours défaillante et imparfaite. On joint toutefois les comparaisons par quelque coin » (III.13.1070)

 

TEXTES 7 et 7bis

« Au rebours du commun, [je] reçois plus facilement la différence que la ressemblance en nous » (I.37.229). – « La raison a tant de formes, que nous ne savons à laquelle nous prendre. L’expérience n’en a pas moins. La conséquence que nous voulons tirer de la ressemblance des événements, est mal sûre, d’autant qu’ils sont toujours dissemblables. Il n’est aucune qualité si universelle en cette image des choses que la diversité et variété. […]. La dissimilitude s’ingère d’elle-même en nos ouvrages : nul art peut arriver à la similitude. […]. La ressemblance ne fait pas tant un comme la différence fait autre. Nature s’est obligée à ne rien faire autre, qui ne fût dissemblable » (III.13.1065).

 

TEXTE 8

« Dernièrement que je me retirai chez moi, délibéré, autant que je pourrais, ne me mêler d’autre chose que de passer en repos, et à part, ce peu qui me reste de vie […] Mais je trouve, variam semper dant otia mentem [l’oisiveté rend toujours l’esprit instable] que, au rebours, faisant le cheval échappé, il se donner cent fois plus d’affaire à soi-même, qu’il n’en prenait pour autrui ; Et m’enfante tant de chimères et monstres fantasques les uns sur les autres, sans ordre et sans propos, que pour en contempler à mon aise l’ineptie et l’étrangeté, j’ai commencé de les mettre en rôle, Espérant avec le temps, lui en faire honte à lui même » (I.8.33).

 

TEXTE 9

« Quel que soit donc le fruit que nous pouvons avoir de l’expérience, à peine servira beaucoup à notre institution celle que nous tirons des exemples étrangers, si nous faisons si mal notre profit de celle que nous avons de nous-même, qui nous est plus familière, et certes suffisante à nous instruire de ce qu’il nous faut. Je m’étudie plus qu’autre sujet. C’est ma métaphysique, c’est ma physique » (III.13.1072).

 

TEXTE 10

« Et quand personne ne me lira [ne me lirait], ai-je perdu mon temps de m’être entretenu tant d’heures oisives à pensements si utiles et agréables ? Moulant sur moi cette figure1, il m’a fallu si souvent mouler et composer pour m’extraire, que le patron s’en est fermi et aucunement2 formé soi-même. Me peignant pour autrui, je me suis peint en moi de couleurs plus nettes que n’avaient les miennes premières. Je n’ai pas plus fait mon livre que mon livre m’a fait, livre consubstantiel à son auteur, d’une occupation propre, membre de ma vie, non d’une occupation et fin tierce et étrangère, comme tous autres livres. Ai-je perdu mon temps de m’être rendu compte de moi si continuellement et si curieusement [soigneusement] ? Car ceux qui se repassent par fantaisie seulement et par langue [par oral] quelque heure, ne s’examinent pas si primement, ni ne se pénètrent, comme celui qui en fait son étude, son ouvrage et son métier, qui s’engage à un registre de durée, de toute sa foi, de toute sa force » (II.18.665).

 

TEXTE 11

« J’ai un dictionnaire tout à part moi. Je passe le temps quand il est mauvais et incommode ; quand il est bon je ne le veux pas passer, je le retâte, je m’y tiens. Il faut courir le mauvais et se rasseoir [s’arrêter] au bon. Cette phrase ordinaire de passe-temps et de passer le temps représente l’usage de ces prudentes gens qui ne pensent point avoir meilleur compte de leur vie que de la couler et échapper, de la passer, gauchir et, autant qu’il est en eux, ignorer et fuir, comme chose de qualité ennuyeuse et dédaignable. Mais je la connais autre, et la trouve et prisable et commode, voire en son dernier décours, où je la tiens. […] Il y a du ménage [de l’art, du travail] à la jouir [à jouir de la vie] ; je la jouis au double des autres, car la mesure en la jouissance dépend du plus ou moins d’application que nous y prêtons. Principalement à cette heure que j’aperçois la mienne si brève en temps, je la veux étendre en poids ; je veux arrêter la promptitude de sa fuite par la promptitude de ma saisie, et par la vigueur de l’usage compenser la hâtivité de son écoulement ; à mesure que la possession du vivre est plus courte, il me la faut rendre plus profonde et plus pleine » (III.13.1111-1112).

 


1
Le portrait que Montaigne dresse de lui-même dans les Essais.
2
« Aucunement » a au 16ème siècle un sens positif, et signifie « en quelque façon » ; le modèle du portrait, c’est-à-dire Montaigne lui-même, s’est affermi et largement formé lui-même du fait d’avoir été peint (les Essais comme auto-portrait).





est professeur au Lycée Grandmont (Tours)
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