La philosophie en Seconde – Texte du discours prononcé par le ministre de l’Éducation à l’UNESCO
Par S. Robert • 20 nov, 2010 • Catégorie: Actualité •Luc Chatel a participé à la cérémonie d’ouverture de la Journée mondiale de la philosophie à la Maison de l’Unesco jeudi 18 novembre 2010 en présence d’Irina Bokova, directrice générale de l’Unesco. Le ministre de l’Éducation nationale, de la Jeunesse et de la Vie associative a présenté de nouvelles mesures pour développer l’enseignement de la philosophie, notamment l’expérimentation d’un enseignement anticipé de la philosophie dès la rentrée 2011.
Siège de l’Unesco, Paris
Seul le prononcé fait foi,
Madame la Directrice générale,
Mesdames, Messieurs les Ambassadeurs,
Mesdames et Messieurs,
« Apprendre à vivre » : telle est l’ambitieuse, la noble, l’immense mission qu’assigne Montaigne à la philosophie. Ambitieuse parce que cet apprentissage s’inscrit dans la profondeur de l’homme et du temps. Noble parce qu’il puise aux plus belles valeurs de l’humanité : la liberté, la tolérance, le respect. Immense parce que cette réflexion, à l’inverse du repli sur soi, est depuis ses origines socratiques ouverture à l’autre, curiosité au monde, partage et échange : toutes valeurs qui sont au cœur de cette journée exceptionnelle et que vous avez, Madame la Directrice générale, réunies sous la belle appellation de « nouvel humanisme ».
Aujourd’hui, partout dans le monde, on va philosopher. Aujourd’hui, dans cette maison de la culture et du dialogue qu’est l’Unesco, on va méditer sur la diversité culturelle et le rapprochement des cultures. Parce que c’est dans l’échange que l’on déploie toute la richesse de la pensée. Parce que, comme l’a dit Merleau-Ponty, « il n’y a pas de vérité solitaire », que « notre rapport avec le vrai passe par les autres. Ou bien nous allons au vrai avec eux, ou ce n’est pas au vrai que nous allons ».
Vous l’avez rappelé, Madame la Directrice générale : la France est un pays de philosophie et elle est fière de participer à cet événement exceptionnel. Héritiers des Humanistes, de Descartes, des Lumières, nous nourrissons en effet une passion du vrai et de la raison, un goût invétéré pour le débat et l’échange, une conviction et une exigence : celles selon lesquelles la formation de l’homme et du citoyen passe par la liberté de penser et par l’exercice réfléchi et approfondi du jugement. Celles selon lesquelles plus les hommes seront éclairés et plus ils seront libres.
Nous avons appuyé cette tradition philosophique sur les grandes valeurs de notre République : l’égalité entre tous les citoyens, gage d’un dialogue ouvert ; la liberté de penser et d’expression, opposée à tout principe d’autorité intellectuelle ou institutionnelle ; la laïcité, enfin, dans le respect des convictions et de la conscience de chacun.
Nous l’avons aussi inscrite dans notre enseignement. Cet amour de la sagesse, indéfectiblement inscrit dans notre système éducatif, couronne en effet notre enseignement secondaire depuis plus de deux siècles, et le Président de la République a, dans la réforme du lycée entrée en vigueur cette année, réaffirmé l’importance et la richesse de cette formation dans les classes terminales de toutes les séries du lycée général et technologique, dans son statut et ses finalités, dans ses programmes et ses horaires.
Car, Mesdames, Messieurs, jamais sans doute le monde n’a eu autant besoin de philosophie.
À l’heure, en effet, d’une mondialisation qui inquiète et incite parfois au repli sur soi et aux préjugés identitaires, nous avons plus que jamais besoin de tisser les liens de l’échange, du partage, de la compréhension, d’ouvrir nos horizons pour dépasser nos préjugés.
À l’heure où s’accélèrent les échanges, où nous sommes assaillis d’images, où affluent quotidiennement vers nous des centaines d’informations, souvent sans authenticité, nous avons assurément besoin d’une propédeutique pour être en mesure de décoder ces informations et de les interpréter, d’un regard critique pour nous affranchir du diktat des opinions et des sollicitations du divertissement.
À une époque trop souvent réduite au présent immédiat, nous devons certainement prendre de la distance, redonner du sens et de la profondeur à nos vies, à nos sociétés, concevoir les grandes lignes de l’avenir.
La puissance de la raison, la richesse de la rencontre, l’humilité du doute peuvent tout cela. Elles peuvent nous aider à lutter contre les préjugés et les discriminations, à rapprocher les peuples, à construire un dialogue apaisé et l’Unesco, dans ses missions, l’a démontré. Elle le démontre encore aujourd’hui avec ce nouveau programme du « Vade-mecum culturel » : la culture et la pensée sont de formidables vecteurs de rapprochement des individus et des peuples. Elles sont les gages d’un dialogue apaisé, du respect, de la compréhension de l’autre et je veux remercier ici tous les philosophes qui, dans le cadre des dixièmes rencontres sur les nouvelles pratiques philosophiques, assurent, par le croisement des expériences internationales, un enrichissement permanent de l’enseignement de la philosophie.
Je sais que l’un des colloques organisés au sein de cette journée mondiale porte précisément sur l’enseignement de la philosophie : il me semble que c’est en effet un enjeu primordial et je veux vous annoncer ici, Madame la Directrice générale, que nous entendons, en France, lui donner une nouvelle place.
L’un des objectifs de la réforme du lycée est en effet de donner sens et ampleur à une culture générale contribuant à la formation de l’homme et du citoyen. La philosophie participe pleinement de cette ambition et, grâce au volontarisme du Président de la République, nous avons maintenu cette grande spécificité française : celle d’un enseignement de la philosophie dans toutes les filières du lycée général et technologique.
Cet enseignement doit bien évidemment être préparé par un travail tout au long de la scolarité. D’abord par un travail sur la précision de la langue, que ce soit dans le choix lexical ou l’élaboration syntaxique. Préparé ensuite par un travail sur le raisonnement et l’argumentation, à travers la lecture des grands textes d’idées et l’écriture de textes présentant une réflexion ordonnée. C’est par tout ce travail en amont qu’un élève peut aborder sereinement la philosophie en terminale.
Pour autant, maintenant qu’avec la réforme du lycée nous disposons de bases assurées, je crois que nous pouvons aller plus loin, envisager de développer un enseignement de la philosophie avant la classe terminale et, avec le Président de la République, nous avons décidé d’explorer de nouvelles pistes pour un enseignement anticipé de cette discipline.
La demande est là : je sais que les professeurs de philosophie y aspirent. Les propositions sont là : un grand nombre d’initiatives ont en effet été menées d’ores et déjà partout en France pour proposer cet enseignement anticipé. Rien que pour l’année scolaire 2010-2011, l’Inspection générale a recensé plus de 250 établissements qui se sont engagés, de leur propre initiative, dans ce type de démarche sous des formes variées. Je tiens à rendre ici un chaleureux hommage à tous les professeurs de philosophie qui, par ces projets, manifestent leur capacité d’initiative et leur engagement à faire vivre leur discipline.
Je souhaite cependant apporter immédiatement quelques précisions sur les conditions du succès d’un tel développement.
La première d’entre elles est que ce développement de la philosophie en seconde et en première ne se fasse au détriment ni des programmes, ni des horaires de la classe de terminale. Je sais que c’est ce que souhaitent profondément les professeurs de philosophie : je leur donne aujourd’hui l’assurance que c’est, pour moi aussi, la clef du succès de cette évolution que j’appelle de mes vœux.
La deuxième condition est que ces avancées se situent entièrement dans le cadre de l’autonomie renforcée des établissements, qui constitue un des principes fondamentaux de la réforme du lycée. Il appartiendra à chaque établissement, en fonction de ses priorités et de la définition de son projet d’établissement, en tenant compte des initiatives et du volontariat de ses professeurs de philosophie ainsi que de ceux des autres disciplines intéressées, de concevoir des propositions de développement de la philosophie avant la terminale qui lui sembleront les plus adaptées et les plus prometteuses. Naturellement, les corps d’inspection seront appelés à jouer pleinement leur rôle d’expertise, de conseil, d’accompagnement et d’évaluation de ces projets.
La troisième condition est que les initiatives des établissements et des professeurs puissent s’appuyer sur un cadrage national. J’ai demandé à l’Inspection générale de me le proposer de façon à ce qu’il soit pris en compte dans les lycées dès la rentrée de septembre 2011. Ce cadre, qui ne sera pas un programme proprement dit, indiquera les directions à suivre et précisera la nature des démarches à privilégier pour garantir une portée vraiment philosophique à ces interventions avant la classe terminale. Il s’agit à la fois d’encourager les initiatives et de préciser rigoureusement les choses pour garantir à tous, élèves, parents et professeurs, la haute qualité philosophique que chacun est en droit d’attendre d’un tel enseignement dans le cadre de notre lycée républicain.
Ainsi guidées et soutenues, ces initiatives pourront prendre une nouvelle envergure. Elles gagneront une nouvelle efficacité grâce aux nouvelles modalités d’apprentissage anticipé que nous proposons aux professeurs d’explorer.
La première concerne l’ECJS, l’éducation civique, juridique et sociale, dont les nouveaux programmes comportent de nombreuses notions qui peuvent renvoyer directement à un traitement philosophique. Ainsi, en classe de seconde, la déclaration des droits de l’homme et du citoyen, les concepts de droits naturels, civils, sociaux, économiques ou culturels, la notion de démocratie directe ou représentative, les valeurs d’égalité et de liberté, les concepts de loi ou de volonté générale peuvent être utilement approfondis à partir d’une approche de nature philosophique. De même pour la première, dont les programmes actuellement en consultation font référence aux notions de République, de citoyenneté politique, de souveraineté populaire, de démocratie d’opinion, de séparation des pouvoirs mais aussi de défense nationale, de paix et de guerre.
Tous ces concepts gagneraient à être enrichis par des approches croisées entre professeurs de philosophie, d’histoire-géographie ou de sciences sociales. Aussi ai-je demandé que cet enseignement soit désormais ouvert de manière significative à nos professeurs de philosophie. La mise en œuvre va en être revue et l’approche philosophique approfondie.
Nous entendons aller encore plus loin, et donner une deuxième dimension à notre action en lançant une expérimentation nationale, sur la base du volontariat et d’appel à candidatures.
Cette expérimentation nationale concerne, là encore, aussi bien la classe de seconde que celle de première. La réforme du lycée, mise en œuvre en seconde depuis la rentrée dernière, constitue en effet un terrain favorable à l’enseignement anticipé de la philosophie, puisqu’elle promeut les approches interdisciplinaires et transversales. Dans cet esprit, la philosophie, parce qu’elle n’appartient en propre à aucune culture, peut accompagner et compléter les différentes disciplines, scientifiques aussi bien que sociales ou littéraires, et ce à mon sens sous trois angles.
Le premier concerne les enseignements d’exploration de la classe de seconde, qui se prêtent volontiers à l’élaboration d’un projet interdisciplinaire et à un enrichissement par une perspective philosophique. Je pense à trois enseignements en particulier :
- « Littérature et société », qui peut aussi bien aborder les dimensions philosophiques de mouvements comme l’Humanisme ou les Lumières qu’explorer des perspectives, comme celle de l’engagement au XXe siècle
- « Images et langages », qui peut engager une réflexion féconde sur les fondements de l’esthétique et les évolutions symboliques des arts
- « Méthodes et pratiques scientifiques », qui ouvre à une première approche de l’épistémologie et des bases conceptuelles des sciences
La deuxième orientation de cette expérimentation est, elle aussi, fondée sur l’interdisciplinarité : elle consiste en l’intervention ciblée d’un professeur de philosophie dans les cours d’autres disciplines, en seconde comme en première. Là encore, on voit immédiatement tout le potentiel culturel et réflexif qu’on peut dégager d’une telle approche partagée, que ce soit en physique-chimie, avec l’étude de la structure de la matière et l’approche de concepts à portée éminemment philosophique, comme l’espace ou la relativité ; que ce soit en sciences de la vie et de la Terre, avec l’étude de la nature du vivant et sa dimension bioéthique ; en histoire-géographie, avec l’approche de la méthode historique ; en français, naturellement, avec des œuvres d’une richesse philosophique énorme et d’une grande diversité, comme par exemple Antigone, La Peste, Le Neveu de Rameau ou Les Liaisons dangereuses.
Afin de montrer la richesse et la diversité des approches, il me semble important que le professeur de philosophie intervienne dans deux disciplines, l’une scientifique, l’autre de sciences humaines ou de littérature.
Enfin, le troisième angle : il s’agit de l’accompagnement personnalisé, qui se prête facilement à l’organisation d’ateliers de découverte de la philosophie, d’éveil de l’esprit critique, de travail de réflexion consacré à des thèmes plus restreints comme, par exemple, celui du corps ou de la justice. J’ai d’ailleurs eu l’occasion, lors d’une visite récente dans un lycée d’Orléans, de constater combien l’intervention d’un professeur de philosophie pouvait apporter à ce nouveau dispositif, dans un travail approfondi sur l’argumentation ou l’organisation de débats.
Bien évidemment, dans ce même esprit d’initiative et d’autonomie, nous laissons ouvert tout le champ des possibles et donnons toute liberté aux équipes éducatives pour concevoir d’autres projets. Je pense notamment à un enseignement de préparation à la philosophie en première littéraire.
Je pense également à la création, toujours sur la base du volontariat, d’une option de philosophie en lycée professionnel, afin d’offrir aux élèves intéressés la possibilité d’approfondir leur réflexion.
J’encourage donc vivement les professeurs à s’emparer de toutes ces possibilités, à élaborer en concertation des projets ambitieux et innovants. J’ai demandé à l’Inspection générale d’élaborer le cahier des charges de ces différentes nouveautés et, pour en signaler la haute ambition, j’ai demandé à ce que cette expérimentation figure dans la prochaine circulaire de rentrée. Un appel à projets sera diffusé en janvier auprès de tous les lycées et la mise en œuvre des projets sera effective dès la rentrée 2011.
Mesdames et Messieurs,
Nous ne pouvions trouver meilleur endroit pour parler de philosophie. Au sein de ce siège de l’Unesco, symbole depuis plus de soixante ans de la rencontre et de l’échange culturel. Aux pieds de la statue de Giacometti, de cet Homme qui marche, à la fois fragile et tourné vers l’avenir. Car la philosophie est un cheminement. Un cheminement incertain et ouvert, tant sur le présent que sur l’absolu. Un parcours à travers la langue, la pensée, la culture. Un voyage à travers soi-même, toujours accompagné et nourri de l’autre. Un mouvement sans cesse reconduit du savoir à l’ignorance, de l’ignorance au savoir. Mais, pour être beau, pour prendre toutes ces dimensions, ce cheminement doit être préparé et prolongé. Préparé par un travail sur la langue et l’argumentation. Prolongé pendant plusieurs années. Aujourd’hui, nous donnons les moyens aux équipes éducatives de proposer à leurs élèves de nouvelles étapes dans cette marche vers le savoir. Montaigne disait de la philosophie qu’ »on a grand tort de la peindre comme inaccessible aux enfants et avec un visage renfrogné, sourcilleux et terrible : il n’est rien de plus gai, de plus allègre » : c’est cette marche vers le gai savoir qu’avec les professeurs de philosophie nous amorçons à compter d’aujourd’hui.
Madame la Directrice générale, je vous remercie pour l’organisation de cette journée si importante.
S. Robert est professeur au Lycée Grandmont (Tours)
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